C’était hier et c’était il y a déjà un siècle. 1909, l’année des premiers meetings aériens, à Reims en août puis à Brescia en septembre.
L’enthousiasme nous paraît aujourd’hui presque incroyable, tellement habitués que nous sommes désormais à l’efficacité de nos moyens de communication et la rapidité de nos transports. Comment autant de personnes ont-elles pu se réunir autour de ces premiers « fous volants sur leurs drôles de machines », autour de ces héros des temps modernes qui, au péril de leur vie, s’acharnaient à monter toujours plus haut, plus vite, plus loin ? Voler. Non plus seulement s’élever dans les airs à la manière d’un Pilâtre de Roziers ou d’un Nadar, pour dériver ensuite au gré des vents et à la merci des éléments, mais voler, aller là où bon nous semble, prendre la suite des oiseaux pour goûter de la troisième dimension. Voilà la seule explication à l’engouement de ces premières décennies de l’aviation, nécessairement encore légère. Seules aujourd’hui des manifestations comme celle du Bourget donnent une idée de ce que furent, il y a un siècle, les premières fêtes aériennes. Encore que, reconnaissons-le, les meetings d’aujourd’hui n’attirent sans doute plus les personnalités qui, jadis, rejoignaient Reims ou Brescia. En ce dernier lieu, Kafka, Wittgenstein ou encore d’Annunzio se mêlèrent à la foule ! L’avion n’avait pas tardé à devenir un objet à haute valeur culturelle. Extraordinaire fascination dont nous sommes les dépositaires, chacun à notre manière mais peut-être plus particulièrement ceux et celles qui, à bord de leurs avions demeurés légers, contribuent à faire des rencontres aériennes un moment de fascination et de plaisir.
Et l’homme (la femme) rêva de voler
Ne l’oublions jamais : le XXe siècle n’aurait jamais été celui de la conquête du ciel et de l’exploration de l’espace si l’humanité n’avait pas fait de l’air et du cosmos les lieux et les objets de ses rêves les plus fous, en même temps que les plus permanents. Jules Michelet, dans l’étude qu’il consacre à l’Oiseau, se fait la plume de tous les êtres qui peuplent notre planète : « Des ailes ! Nous voulons des ailes, l’essor et le mouvement ! » Pèche-t-il en prêtant à tous les vivants une prière qui ne serait que celle des humains ? À voir, diront ceux que fascine l’extraordinaire odyssée de la sortie des eaux par nos lointains ancêtres, les premières et maladroites déambulations sur la terre ferme et, un jour, o mystère, les premiers battements d’aile, les premiers vols planés. Nous ne connaîtrons jamais l’animal qui, le premier, osa braver le ciel.
Les hommes, donc, longtemps rêvèrent de quitter le sol, de partir pour un ailleurs ou tout simplement de prendre de la hauteur. Le mythe d’Icare, aux leçons et à la morale si variées, illustre le ressort de la fuite qui a mu et meut encore le désir de voler, la volonté de monter à bord d’un avion : fuir. Fuir le labyrinthe construit par Dédale pour le roi Minos ou fuir la pesanteur du quotidien pour rejoindre une villégiature de vacances, qu’importe finalement. Qui parmi nous n’a jamais rêvé de « se faire la malle » en s’échappant par la lucarne, de faire les filles de l’air ? Avant Icare, sans doute faut-il mentionner Lucy ou du moins nos ancêtres africains qui, nous disent les paléoanthropologues, cherchèrent obstinément à se mettre debout pour voir plus loin que le bout de leur museau, pour accroître la portée de leur vision, la ligne de leur horizon. Plus tard, ils monteront sur des chevaux pour acquérir et tracer la perspective cavalière, avant de monter dans les plus-légers-que-l’air et découvrir de nouvelles griseries, de nouveaux pouvoirs. L’inattendu Guy de Maupassant, de cette expérience, a écrit des pages admirables. L’avion, avant la fusée, donnera à l’humain en quête de hauteur un moyen singulier de réaliser son rêve… et aux guerriers de se lancer dans une nouvelle course à la suprématie : rien d’étonnant, au fond, si de nombreux pilotes de la Première Guerre mondiale étaient d’anciens cavaliers. À la fuite et à la prise de hauteur, il ne faudrait pas oublier d’ajouter la recherche de l’accomplissement et du plaisir. Dans sa Poétique de l’Espace, Gaston Bachelard le souligne : « L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être, que la vie réfrène, mais qui reprend dans la solitude. » Immensité et solitude : qui, parmi les aviateurs, des plus grands aux plus modestes, des plus sages aux plus fous, n’a pas fait cette double expérience, lorsqu’il chevauchait les nuées ? Plaisir, disais-je quand même, car c’est encore ce que le jeune Icare a vécu, accroché à ses ailes d’infortune et pourtant efficaces : nous, hommes et femmes de l’air, aurons tout perdu le jour où nous n’éprouverons plus l’extraordinaire plaisir, l’étrange bonheur de voler !
La voltige, « cadre noir » de l’aviation
Fort heureusement, la terrible fin d’Icare, due pour partie au plaisir et à l’imprudence, ne réfréna pas les rêves de voler. Ménippe, son immédiat successeur tout aussi imaginaire que lui, s’équipa d’une aile d’aigle et d’une aile de vautour ; écartant le recours à la cire, il vola jusqu’à la Lune. Grand succès, mais sans plus de plaisir apparent que celui de Neil Armstrong ! Fort heureusement aussi, peu avant la Grande Guerre, Adolphe Pégoud, accroché à son parachute, vit son Blériot XI abandonné entamer et accomplir une boucle presque parfaite : la voltige était née, le plaisir revenu.
Entre les mains des pilotes-soldats, elle fut toutefois rapidement mise au service de la guerre. Grâce à elle, tromper l’adversaire, fondre sur lui avant qu’il ne s’en aperçoive, lui échapper d’un tour de vrille fut un peu plus facile ; le danger n’en restait pas moins grand, la fragilité des machines n’arrivant pas à la hauteur de l’audace de pilotes. Du cadre noir réservé aux uniformes, la voltige rejoignit, après la guerre, les jeux du stade : rendus à la vie civile, nombreux furent les pilotes qui durent s’engager dans la kermesse des aigles pour continuer à voler. Les prouesses acrobatiques et les meetings devinrent leur gagne-pain quotidien.
Toutefois, Icare veillait, ainsi que les dieux et les déesses de la voltige : elle ne servit pas seulement à fasciner les foules ou à former les pilotes militaires, elle incita les constructeurs à mettre au point de nouveaux avions et, avant la Deuxième Guerre mondiale, revendiqua les palmes « académiques », le statut de haute école. Merci à la patrouille d’Etampes d’avoir ainsi porté si haut les qualités du pilotage… et le drapeau français !
L’après-guerre ne fut guère propice à la voltige : les avions légers, plus sûrs, plus autonomes, furent requis pour le transport « pépère » ; le pilotage, devint moins manœuvrier, au profit de la navigation, de la radionavigation, de la réglementation. Tout ce qu’un voltigeur abhorre ! Saint-Yan, un temps le Saumur des aviateurs, dut se reconvertir à cette nouvelle aviation.
Icare veillait toujours et Auguste Mudry fut son prophète ; ses Cap 10, 231 et 232, en compagnie des Yaks et des Sukhoi, entreprirent la reconquête du ciel. Pour le plus grand plaisir des voltigeurs… et de leurs fans !
Le ciel des hommes
L’aventure des meetings, les prouesses des voltigeurs, mais aussi les exploits des Blériot, Santos-Dumont, Guynemer, Bolland, Lindberg, Mermoz : rares furent leurs contemporains à les ignorer, à s’en désintéresser. Le ciel ne fut jamais réservé à une élite ou, alors, cette élite ne rechigna jamais
à partager ses aventures avec ceux qui devaient rester à terre. Il est même extraordinaire, l’engouement que suscitèrent les premières entreprises, réussies ou échouées, auprès du monde de la culture : peintres, écrivains, sculpteurs et même philosophes s’intéressèrent, s’enthousiasmèrent, en firent même la promotion de cette aventure. Une véritable passion pour les ailes, en même temps qu’une source intarissable pour l’imagination. À côté des noms évidents, ceux de Saint-Exupéry, Jules Roy, Richard Bach, il ne faut pas oublier Delaunay, Le Corbusier, ni même cet étonnant « précurseur » que fut Nietzsche, lorsqu’il écrit, dans l’Aurore : « Nous autres aéronautes de l’esprit ! Tous ces hardis oiseaux qui prennent leur essor vers le lointain, le plus extrême lointain, – certes, un moment viendra où ils ne pourront aller plus loin et se percheront sur un mât ou sur un misérable récif – encore reconnaissants d’avoir ce misérable refuge ! Mais qui aurait droit d’en conclure que ne s’ouvre plus devant eux une immense voie libre et qu’ils ont volé aussi loin que l’on peut voler ! Tous nos grands maîtres et prédécesseurs ont fini par s’arrêter, et le geste de la fatigue qui s’arrête n’est ni le plus noble, ni le plus gracieux : à moi comme à toi, cela arrivera aussi ! Mais que m’importe, et que t’importe ! D’autres oiseaux voleront plus loin ! »
Jadis, l’on s’adressait aux ornithomanciens pour lire son destin dans le vol des oiseaux ; depuis un siècle, le cours du monde a pris la destination du ciel, laissant aux hommes le soin de l’écrire eux-mêmes. Aux voltigeurs revient l’art des courbes, des pleins et des déliés, celui aussi de la liberté que seule la gratuité peut offrir. Ne demandez jamais à un voltigeur, à une voltigeuse pour quelles raisons ils pratiquent leur art, ni ce qu’ils ont voulu dire en virevoltant dans le ciel. Regardez-les.