Article pour l’Aéro-Club de France, par Catherine
« Tu as très bien volé, maman ». Deux petites têtes, une blonde et une rousse, semblent s’intéresser de près à l’avancement de mon entraînement. « Bon, on va à la piscine, maintenant ? »
Je comprends mieux. Ils m’achètent par une formule qu’ils espèrent magique, afin que nous quittions enfin cet aérodrome plein de merveilles volantes, Sukkhoï, Cap ou Extra vers lesquels ils n’ont pas levé les yeux pour marquer leur désapprobation. Je participe à un championnat du monde et cela m’accapare trop à leurs yeux et à la mesure de leur désir d’enfant. « Ras le bol », pensent-ils. Ils ne savent pas que, si je n’avais pas eu ce défaut, j’en aurais eu d’autres ; il n’y a pas de mères parfaites. Qu’importe ; grâce à eux, j’ai pu répondre avec certitude et un sourire tranquille à un immense Russe penché vers moi, lorsque nous partagions la vodka de l’amitié, le soir de mon premier titre mondial : « Non, décidément non, même si je passe un délicieux moment, ce n’est pas le plus beau jour de ma vie. » Et pourtant…
Eblouie à huit ans par l’instructeur de mon père, Marcel Charollais, qui voltigeait au-dessus du petit terrain ou je venais de faire mon baptême de l’air, j’étais aussi fascinée que la foule de Reims ou de Brescia en 1909 regardant les premiers fous volants. Je venais de découvrir la voie du plaisir et de l’accomplissement à portée d’ailes. C’est évidemment celle qu’emprunte le voltigeur, généralement doublé d’un désir de perfection du geste, de précision et de domination de la machine, ainsi que le rêve, l’élan vers la légèreté, la verticalité, l’essor dans les trois dimensions. Jules Michelet, dans son livre L’Oiseau, parle très bien du rapport de l’œil et de l’aile. Il décrit le « bonheur de tant voir, de voir si loin et de percer l’infini du regard et de l’aile » ; il note avec justesse : « Le vol dépend de l’œil tout autant que de l’aile » ; comme s’il avait tout compris de la voltige, alors même qu’il meurt un quart de siècle avant le vol des frères Wright ! Dominique Maunoury, architecte, peintre et voltigeur, disait dessiner dans le ciel. Et c’est bien ce que j’ai toujours ressenti. Le cerveau, l’œil, veulent dessiner quelque chose et l’aile guidée par la main va aller au secours du regard pour réaliser ce désir.
Alors, pourquoi la compétition ? Sans doute pour aller au bout de soi-même. C’est d’ailleurs un thème récurrent chez les écrivains. Saint-Exupéry, qui ne se battait pas en compétition, mais contre les éléments naturels et mécaniques, les Maures et les Allemands, contre tous ceux qui ne voulaient plus qu’il pilote et finalement contre lui-même, disait aux détracteurs de l’aéropostale, à ceux qui trouvaient que c’était cher payé pour des lettre de marchands ou même d’amour, Saint-Ex donc expliquait que le grand Mermoz en passant les Andes au péril de sa vie faisait simplement naître l’homme en lui. C’est cela qui est en jeu : accomplir coûte que coûte ce que nous avons imaginé pour nous-mêmes ; n’est-ce pas précisément ce que Nietzsche qualifiait de « possibilité magnifique » ? Sans cet esprit qu’exigent les grands projets, l’astronautique, une entreprise parfois au bord de la folie, n’aurait pu exister…
Aujourd’hui, mes enfants blond et roux me dépassent de deux bonnes têtes ; ma bibliothèque contient un panier plein de médailles et une ribambelle de coupes, obtenues grâce une main ferme sur le manche et l’autre sur la manette des gaz, sans oublier quelques coups de palonnier bien sentis. Je peux désormais voler uniquement pour le plaisir, en me souvenant qu’il n’y a pas de destin tout écrit, pas de format type. Jadis, l’on s’adressait aux ornithomanciens, je veux dire aux augures, pour lire son destin dans le vol des oiseaux ; aujourd’hui, le cours du monde a pris la destination du ciel, offrant aux hommes, depuis un siècle, le soin d’écrire eux-mêmes leur destin. Aux voltigeurs revient l’art sublime des courbes, des pleins et des déliés, celui aussi de la liberté que seule la gratuité peut offrir. Aux voltigeurs aussi revient d’imiter Jonathan le Goéland quand il ne sut plus quoi dire : « il déploya ses ailes et se tourna face au vent… »
— Catherine Maunoury